Bienvenue au Sénat, dans les murs cette Haute Assemblée, où s’écrit la loi dans un calme relatif et avec pondération, en général à l’écart de la fureur et du bruit de l’extérieur.
C’est justement dans ce lieu que nous appelons, Jean-Christophe Attias et moi-même, ce 12 mars, à une journée de répit dans les relations entre musulmans et juifs. Un moment de répit pour ouvrir le débat, crever les abcès, avancer. Personne ne croit qu’une seule journée, un seul débat suffiront à résoudre le problème. Le chemin est long, les moyens humains pour le faire limités, et le contexte peu propice à un changement d’atmosphère. Néanmoins, tentons le coup, et parlons-nous tous, juifs, musulmans ou non, croyants ou non, sans rage ni colère.
C’est avec la parole qu’on négocie et non avec les armes. Nous n’avons pour arme que la parole. En 2004, il y a plus de dix ans, Jean-Christophe Attias et moi-même organisions une journée semblable, à la Sorbonne. 1800 personnes se pressèrent dans le grand amphi. Nous étions dans le sillage la seconde intifada, à un moment où le conflit israélo-palestinien avait déjà commencé à détériorer les relations ici entre les deux groupes.
Et pourtant, dans les années qui avaient précédé, on pouvait encore vivre ensemble sans trop de heurts, partout, dans les banlieues, à Sarcelles, à Créteil et ailleurs. L’exil des juifs des terres d’islam n’avait pas vraiment entamé les relations, même si l’amertume, parfois, pouvait s’exprimer. Les juifs avaient vécu en terre d’Islam pendant des siècles, sans grandes séquences de persécutions, dans une certaine quiétude. Et si l’on fait le bilan historique des relations entre juifs et musulmans en terre musulmane, on peut dire qu’elles furent globalement meilleures – je ne dis pas sans ombres – que celles entre juifs et chrétiens en terre chrétienne.
La colonisation, en particulier en Algérie où dès 1870 les juifs accédèrent à la citoyenneté française avec le décret Crémieux, et pas les musulmans, marqua au fer rouge ces relations. Avec les indépendances, au Maghreb, en Libye et en Egypte, les juifs préférèrent prendre le chemin de l’exil, d’abord parce qu’ils n’avaient pas pris par, dans leur écrasante majorité, à des mouvements d’indépendance pour lesquels l’islam avait été un référent identitaire (parmi d’autres) et qui laissaient peu de place dans leurs rangs aux non-musulmans. Ceci n’empêcha pourtant pas certains juifs de se battre au côté des militants indépendantistes.
L’exil amena en France son lot de juifs issus des pays d’Islam : quelque 250 000 âmes, là où le judaïsme local, majoritairement ashkénaze, était sorti exsangue de la guerre. Ces nouveaux venus remodelèrent le judaïsme français selon leur propre vision et leur propre expérience. Les immigrés musulmans qui vinrent pendant la Trente Glorieuses furent installés dans ces mêmes quartiers où vivaient déjà les immigrés juifs. Le vivre-ensemble se maintint longtemps dans une sorte de statu quo.
Les répercussions du conflit israélo-arabe, puis israélo-palestinien, surtout à partir des intifadas, rompit ce statu quo. Les Français musulmans nés dans ces mêmes quartiers, souvent discriminés à tous les niveaux, considérés comme des citoyens de seconde zone, s’identifièrent parfois aux combattants palestiniens qui, symboliquement, les vengeaient de leurs humiliations. Les télés satellitaires aidant, avec leur propagande anti-israélienne, ce nationalisme diasporique se forgea jour après jour.
De leur côté, les juifs de France, issus de l’immigration nord-africaine, s’identifièrent de plus en plus en plus à Israël, revivant dans l’imaginaire leur exil, et craignant que les juifs d’Israël ne soient obligés, eux aussi, à leur tour, en cas de « victoire palestinienne », de partir. Ils se souvenaient de cette fameuse phrase attribuée (faussement selon certains) à un leader palestinien, lors de la Guerre des Six-Jours, appelant à jeter les juifs d’Israël à la mer. Cette menace marqua profondément les immigrés fraîchement arrivés en France à partir de la fin des années 1950 et surtout au milieu des années 1960. Ces juifs immigrés avaient de larges pans de leurs familles installés en Israël.
Leur vie d’antan en terre d’islam commença à être décrite sous un angle très négatif, et leur départ revu dès lors comme une expulsion. S’ils avaient sans doute eu raison de partir à temps, ils n’avaient pourtant pas été expulsés. La nostalgie des premiers temps laissa sa place à une vision noire. Les choses n’allaient guère s’arranger avec le temps, et les juifs de France allaient développer à leur tour leur propre nationalisme diasporique, soutenant sans réserve, pour une grande majorité d’entre eux, la politique israélienne.
Les guerres de Gaza assombrirent le paysage. Les juifs de France se trouvèrent désormais assimilés – par beaucoup de Français, musulmans ou pas – aux Israéliens. Ce qui nourrit une hostilité aux contours flous, hésitant entre anti-israélisme et antisémitisme. Les appels, aussi bien d’Ariel Sharon dans le passé que ceux de Benjamin Netanyahu il y a peu, aux Français juifs d’émigrer en Israël ne risquèrent pas d’arranger l’image des juifs dans l’opinion publique, perçus par certains comme n’étant pas vraiment des citoyens français ordinaires.
Rien ne justifie les assassinats commis par des radicaux islamistes sur la personne de juifs, assassinés parce qu’ils sont juifs. C’est inacceptable, c’est une offense irréparable à notre humanité commune. Cette vague millénariste est provoquée, entretenue, par des politiciens radicaux musulmans qui ont leur propre agenda. Les auteurs des attentats, eux, sont des jeunes endoctrinés, à la recherche d’un idéal, en l’occurrence un idéal négatif, de violence et de mort.
Il reste beaucoup de travail à faire pour expliquer, rapprocher, éduquer, faire reculer les discriminations, pour que chacun puisse vivre tranquillement et se réaliser socialement, quels que soient sa religion, ses idées, ses combats, ses options de vie. A nous de faire respecter la démocratie, et de faire œuvre de pédagogie citoyenne.
C’est à dessein qu’aujourd’hui nous n’avons pas invité d’« institutionnels ». Si l’islam de France a besoin de se réorganiser et de former son personnel du culte de manière à le mettre en mesure de se confronter à la société dans laquelle il exerce, les institutions juives, elles aussi, ont de quoi faire. Elles devraient sans doute s’inspirer davantage des dirigeants juifs du début du XXe siècle, opter pour plus de neutralité envers la politique israélienne, contribuer ainsi à insuffler plus de sérénité dans les relations judéo-musulmanes en France, et combattre avec plus d’efficacité un antisémitisme nouveau – nouveau au sens où il n’est plus, comme autrefois, l’apanage d’une majorité, voire de l’Etat (qu’on songe à Vichy), mais se développe désormais entre deux communautés toutes deux minoritaires dans le pays.
L’Etat fait ce qu’il peut et sans doute ce qu’il doit. Son rôle est de protéger tous les citoyens, de combattre, à son niveau, avec vigueur, toute manifestation d’antisémitisme. Et d’agir de même face à l’islamophobie. Les raisons sont hélas multiples du désamour entre juifs et musulmans, je n’en ai cité que quelques-unes. Le rapprochement entre ces deux groupes minoritaires doit être le travail de chacun. Sur le terrain. Au jour le jour. Le Pari(s) du Vivre-Ensemble y œuvre, y incite, depuis plus d’une décennie. A nous tous, simples citoyens, d’agir concrètement, et en nous écoutant les uns les autres, contre les discriminations, les rejets, la haine, l’antisémitisme, l’islamophobie – et pour le vivre-ensemble. Parlons, et tâchons de nous faire entendre !